Interview / Docteur Kouamé Yao Françis, enseignant-chercheur à l’ UFR Information,Communication et Arts à l’Université Félix Houphouet-Boigny de Cocody : » Allah Thérèse mérite cette reconnaissance universitaire… »
Au mois d’octobre, des universitaires animeront un colloque autour d’ une des chansonnières baoulé qui a marqué son époque et continue de marquer les esprits à travers des compositions musicales les plus envoûtantes. Il s’agit d’Allah Thérèse, la diva aux pieds nus. Dans cet entretien, le Docteur Kouamé Yao Françis, initiateur du projet nous donne les raisons de cet hommage et invite au-delà du monde universitaire, tous amoureux de la musique traditionnelle à venir à ce colloque.
Pourquoi un colloque international sur Allah Thérèse et pourquoi le choix
de ce thème ?
Merci pour l’opportunité que vous m’offrez de dire un mot sur ce colloque dédié à
Allah Thérèse qui aura lieu les 3, 4 et 5 octobre prochains à l’université Félix
Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody. D’ores et déjà, je dois indiquer que cette
rencontre scientifique est loin d’être une initiative individuelle et solitaire. Elle
s’inscrit dans le programme d’activités du Laboratoire des Sciences de la
Communication des Arts et de la Culture (LSCAC) pour l’année universitaire
2024-2025 qui s’ouvre en septembre prochain. Ce laboratoire, faut-il le signaler, est
logé au sein de l’Ufr Information, Communication et Arts de l’Université Félix
Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody. Créé depuis 2020 par décision du président
de l’université Félix Houphouët-Boigny, ce laboratoire a en son sein plusieurs axes
de recherche dont l’axe « Théories et pratiques des arts musicaux ». Les
enseignants-chercheurs et chercheurs inscrits au sein de cet axe de recherche
s’attèlent depuis quelques années à valoriser scientifiquement les créations
musicales issues du patrimoine musical local. Ainsi, de 2020 à aujourd’hui,
plusieurs musiciens, en l’occurrence Nani Palé (un chansonnier lobi) ; Alpha
Blondy (célébrité mondiale du Reggae) ont chacun fait l’objet de réflexions
scientifiques à travers deux colloques. Le premier qui portait sur Nani Pali s’est
tenu en 2021 tandis que le deuxième portant sur Alpha Blondy s’est tenu l’année
dernière, en 2023. Il faut savoir qu’en milieu universitaire, on organise un colloque
pour nourrir et enrichir la réflexion sur une problématique donnée. Un colloque est
donc un rendez-vous du donner et du recevoir ; une occasion privilégiée de faire
évoluer la science, à travers différentes communications de chercheurs d’ici et
d’ailleurs qui selon leurs disciplines et perspectives de recherches particulières
contribuent à enrichir les savoirs sur un phénomène donné. Organiser un colloque
sur la vie et les œuvres d’Allah Thérèse s’inscrit donc dans cette démarche
consistant à mettre en lumière sur le plan de la recherche scientifique, les œuvres de
musiciens ayant marqué d’une manière ou d’une autre la Côte d’Ivoire. A ce
propos, vous conviendrez avec moi que la contribution d’Allah Thérèse à la
valorisation du patrimoine musical ivoirien est remarquable. Ce colloque sera donc
l’occasion d’explorer ses œuvres en vue d’en tirer des éléments à même d’enrichir
les connaissances sur les musiques des peuples de Côte d’Ivoire. Certes, Allah
Thérèse a un fort ancrage dans la tradition musicale de son terroir (baoulé), mais,
elle n’est pas renfermée sur elle-même. D’où, le thème de ce colloque : « Allah
Thérèse : chantre d’une tradition musicale ouverte ».
Pourquoi un colloque à titre posthume ?
A travers cette activité scientifique apparaît en filigrane un objectif, celui de rendre
hommage à Allah Thérèse qui, comme vous le savez, n’est plus de ce monde
depuis le 19 janvier 2020. Mais, je dois dire que les universitaires n’ont pas attendu
la mort d’Allah Thérèse pour la célébrer. Pour mémoire, le 18 septembre 2009, la
fondation Mémel Foté lui a consacré une cérémonie d’hommage pour reconnaître
l’importance et la pertinence de sa posture idéologico-artistique. Ce jour-là, le
Professeur Sery Bailly de vénérée mémoire affirmait ceci : « Allah Thérèse est l’un
des symboles d’identité de la Côte d’Ivoire. Devant les autres genres artistiques et
les autres cultures qui nous assaillent et nous fascinent, Allah Thérèse représente la
résistance, un combat quotidien sans excès ni intégrisme mais sans faiblesse (…)
Son nom, tout comme son pagne baoulé, sont entrés dans l`histoire ». Par ailleurs,
dans le cadre de ses travaux sur la tradition orale, le regretté Professeur Zadi
Zaourou avait accordé une attention aux chansons de celle qu’on nomme la diva
aux pieds nus. Si de son vivant les valeurs qu’incarnait Allah Thérèse ont été
reconnues et magnifiées par des universitaires, après sa disparition, il nous faut
poursuivre et approfondir les travaux. D’où, l’organisation de ce colloque.
Dans la sphère artistique baoulé, il y a plusieurs acteurs. Pourquoi le choix
s’est porté sur Allah Thérèse ?
Effectivement, plusieurs musiciens et musiciennes ont contribué et contribuent
encore à l’épanouissement de la musique baoulé à travers leurs compositions et la
diffusion de leurs œuvres. Aujourd’hui, certains musiciens comme Adéba Konan,
Sidonie la Tigresse, N’Guess Bon Sens, Antoinette Konan apparaissent comme les
figures de proue de cette musique. Mais, la sphère artistique baoulé, pour employer
vos propres mots, a des pionniers qu’on oublie souvent : on peut citer pêle-mêle
Pondo Kouakou Hubert, Kouakou Michel, Tonton Etienno… Et, justement, Allah
Thérèse fait partie des pionniers de ce monde musical, c’est-à-dire des artistes
ayant tracé les sillons dans lesquels évoluent la nouvelle génération de musiciens.
En outre, parmi les pionniers, Allah Thérèse a certes eu une longévité sur la scène
musicale qui plaide en sa faveur. Mais, il faut également reconnaître que ses
œuvres ont bénéficié d’un important rayonnement (au-delà de la sphère baoulé).
Quoiqu’il en soit, le choix d’Allah Thérèse ne signifie pas que les autres seraient
moins méritants. La recherche se poursuivant, il n’est pas exclu que d’autres
colloques se tiennent sur d’autres musiciens de la sphère artistique baoulé.
Pensez-vous que l’artiste a été avant-gardiste en ouvrant sa musique à
d’autres horizons ou est-ce par mimétisme ?
Mimétisme. Je ne pense pas. La rencontre d’Allah Thérèse avec Béhibro
N’Goran dit N’Goran Laloi, un accordéoniste devenu son époux puis son musicien
acolyte a été déterminante dans la carrière qu’elle a eue. Les deux musiciens
devenus époux ont eu une riche carrière musicale. Allah Thérèse a su saisir
l’opportunité de ce mariage qui lui a apporté d’importants bénéfices sur le plan
musical. L’apport de l’accordéon, instrument de musique européen à la musique du
terroir baoulé a produit de nouvelles esthétiques avec Allah Thérèse. Aussi, son
ouverture aux sonorités de la culture musicale hip-hop à un moment donné de sa
carrière fut remarquable.
Convoquer des universitaires pour venir débattre de la musique d’une
artiste du terroir sur l’échiquier international, où est l’intérêt ?
Qu’on s’entende bien. Des universitaires ne viennent pas débattre de la musique
d’une artiste du terroir sur l’échiquier international. A travers ce colloque, des
universitaires issus de plusieurs pays se réuniront à Abidjan pour explorer les
œuvres, la carrière et la vie d’Allah Thérèse en vue d’en tirer des éléments
susceptibles de faire avancer les connaissances sur les musiques de tradition orale
en général et sur les musiques du terroir ivoirien en particulier. Cette démarche a
tout son sens. Car, les musiques du terroir qualifiées de musiques traditionnelles,
sont très souvent perçues comme des sous-musiques, c’est-à-dire des musiques sans
pertinence et sans aucune nécessité sociale. C’est une grosse erreur de penser ainsi
dans la mesure où des travaux d’éminents chercheurs sur les musiques
traditionnelles dans le monde ont permis de faire évoluer le concept même de
musique. Parce qu’elles sont porteuses de sens et le véhicule de symboliques
diverses, les musiques de tradition orale ont fortement révolutionné les idéologies
sur la musique. Ce colloque sur Allah Thérèse vise d’une certaine façon à
réhabiliter les musiques dites traditionnelles dans nos sociétés africaines
post-indépendances dans lesquelles une certaine idéologie a réussi à faire adopter
une hiérarchie des cultures musicales dans laquelle, les traditions musicales
africaines sont reléguées au bas de l’échelle.
En consacrant une étude universitaire sur Allah Thérèse, n’est-ce pas une
façon pour vous de l’installer définitivement au panthéon des Immortels ?
Je ne sais pas si ce colloque installera définitivement Allah Thérèse au panthéon
des Immortels comme vous le dites. Mais, comme le disait l’écrivain et philosophe
français Jean d’Omersson « il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la
présence des absents dans la mémoire des vivants ». Si cette rencontre scientifique
et les réflexions qui en sortiront peuvent contribuer à entretenir le souvenir d’Allah
Thérèse dans la mémoire collective des vivants, c’est une bonne chose. Mais,
comme je le disais au début de cet entretien. L’ambition primordiale d’un colloque
est d’enrichir la réflexion et faire évoluer les connaissances sur un sujet donné.
Dans la mesure où la musique est le reflet de la société, les musiques de tradition
orale en générale et d’Allah Thérèse en particulier ont beaucoup à nous apprendre
sur les musiques de nos sociétés africaines pré et post-coloniales.
Combien sont-ils les participants au colloque et de quels pays viennent-ils ?
A ce colloque, nous aurons près d’une centaine de participants originaires de
plusieurs pays. A savoir, le Mali, le Cameroun, le Congo-Brazzaville, la France,
l’Allemagne et bien évidemment de la Côte d’Ivoire.
Un mot en guise de conclusion.
Je voudrais remercier tous ceux qui de près et de loin apportent leur contribution
à l’organisation de ce colloque. Au mois de septembre, on aura la conférence de
presse de lancement.
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