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Nyamwã ou l’accompagnement des défunts par les Eotilé

Nyamwã, le rituel d'accompagnement des défunts (ehume), a cessé d'être pratiqué dans les années 1960. Les hommes et les femmes qui y ont assisté l'évoquent avec une certaine nostalgie, comme s'il était une expression achevée de l'identité éotilé.

Il est en effet inconnu des voisins Anyi et Abouré, qui appartiennent pourtant à la même aire culturelle, l’aire akan. La question qui nous intéresse ici est la suivante : ce rituel, sur lequel nous renseignent des témoignages oraux, porte-t-il l’empreinte de l’histoire des Eotilé ? Une telle approche impose le rappel des différentes phases d’une histoire très mouvementée. Les Eotilé se sont en effet fixés tardivement dans leurs villages actuels, au terme de déplacements forcés.

Jusqu’au XVIIIe siècle les Veterez ou « Pescheurs » comme les nomment les sources écrites, occupaient les îles du sud de la lagune Aby, dont la plus célèbre est Assoco – Monobaha, vivant « pesle-mêle parmi ceux d’Issiny [Essouma actuels], à la réserve que leurs Cazes sont bâties sur des pilotis au milieu de la rivière [c’est-à-dire de la lagune] et que les Issynois demeurent toujours à terre».

Au début du XVIIIe siècle, les Eotilé sont vaincus par les Anyi-Sanwi, qui fondent le royaume de Krinjabo, et doivent quitter leurs îles. Une partie d’entre eux a émigré vers d’autres lieux. Les Anyi ont contraint ceux qui restaient à s’installer sur la rive nord de la lagune, à Bianou (la « bouche » de la rivière Bia), pour assurer la protection de leur frontière, laissant inoccupé leur ancien habitat. Monobaha déserté deviendra lieu de mémoire, son nom suffisant à rappeler aux hommes d’aujourd’hui les temps prestigieux du « royaume éotilé ».

C’est seulement au cours du XIXe siècle que les Eotilé ont pris quelque distance avec leurs maîtres anyi, sans pouvoir s’émanciper totalement de leur tutelle: ils ont quitté Bianou pour aller fonder sur les rives est et ouest de la lagune des villages voués à la pêche, leur actuel habitat. Les contacts étroits et prolongés entre Anyi-Sanwi et Eotilé ont favorisé la diffusion de traits culturels qui s’est effectuée dans les deux sens, et non pas uniquement des dominants aux dominés, comme le donnerait à penser la disparition presque totale de la langue éotilé au profit de l’anyi.

Le rituel de l’accompagnement des défunts, plus précisément des hommes et des femmes qui, arrivés au terme d’une vie bien remplie, ont été honorés par de grandes funérailles, était organisé par leur afilie (lignage matrilinéaire). Il a longtemps été maintenu par deux puissants lignages, les Boïné et les Boakru

Un premier interlocuteur, Nana Eligié, compare les pratiques des Eotilé à celles des Anyi :

« Les Eotilé ne font pas de mma [statue funéraire] comme les Anyi du Sanwi, cela ne se fait pas chez eux ». Chez les Anyi « à la mort d’un notable, on va trouver la potière. Elle se met au travail après l’enterrement, quand les funérailles (esse) vont commencer.

Elle prend un adjiwa kokore [cuvette de laiton, ancien neptune], qu’elle emplit d’eau et de kaolin. Elle voit apparaître le mort. Elle voit son portrait se dessiner à la surface de l’eau, et elle commence à modeler l’argile. C’est le matin ou le soir que l’ehume apparaît, ce n’est pas à midi. Elle seule voit. Quand elle travaille, elle travaille en secret ; elle ne tremble pas, elle ne parle pas. C’est un travail de femme, et de femme âgée. La potière se joint à ceux qui vont déposer le mma dans le mmaso [forêt sacrée]. On ne dépose pas le mma à côté du cadavre, il a sa place à part. Le dépôt de mma dans le mmaso se fait, pour les rois comme pour les autres hommes, le samedi qui suit le dimanche où les funérailles ont pris fin.

« Les Eotilé ne font pas de mma ; à la place des mma ils font Nyamwã (littéralement: « ils portent Nyamwã »). Cela se fait aussi le samedi. Tous les lignages éotilé le faisaient quand il y avait funérailles (esse) [c’est-à-dire quand le défunt ou la défunte était honoré par des funérailles]. On ne fait pas de statue. On sculpte une petite pirogue [une pirogue en miniature], et on la met dans une cuvette avec des pagnes. C’est l’aîné des enfants qui porte la
cuvette sur la tête, un garçon si le défunt est homme, une fille si le défunt est une femme

On va déposer la pirogue à Nyamwã, on ne l’enterre pas. Nyamwã ne se trouve pas au cimetière où les défunts sont enterrés ».

Dans tous les témoignages recueillis, Nyamwã désigne, comme ici, à la fois le rituel (bè soa Nyamwã : on porte Nyamwã) et le lieu où on va l’accomplir qui se trouve toujours au bord de l’eau, et auquel on accède en pirogue. Ce lieu, comme d’ailleurs les mmaso des villages anyi du Sanwi, ne se confond pas avec le cimetière, il en est distant.

Une description plus détaillée du rituel a été donnée à Akounougbé, en 1966 : une semaine après la fin des funérailles, après une nuit de veille et de danse en l’honneur du défunt, on plie les pagnes et les couvertures dans lesquels son corps a été couché, et exposé, on enroule dans une peau de mouton son siège usuel [non consacré], on prend aussi ses chaînes en or. Dans le bois de l’arbre egüi [non identifié], on sculpte une petite pirogue et une petite pagaïe. On fait de tout cela un paquet qui, placé dans une cuvette, sera porté sur la tête par un garçon ou par une femme, selon le sexe du défunt.

Le matin vers huit heures on se rend au bord de la lagune, où attend une grande pirogue qui va contenir environ vingt-cinq personnes, hommes et femmes. Le porteur choisi s’est « lavé » (purifié) et couvert de kaolin et on lui met le bagage sur la tête.

Quelqu’un tient un parapluie ouvert au-dessus de lui. Il y a là des tambourinaires, avec deux tambours : le kenyenzini et aboa, le tarnbour-panthère, et aussi un olifant (ae). De grands plats de terre contenant de l’atiéké [sorte de couscous de manioc], des « pains » de manioc (bedetatre), et des poissons, des kondo [machoîrons] et des atibete [Liza grandisquamis] sont embarqués. Ces aliments ont été préparés à l’avance, au village.

Avant de donner le signal du départ il faut attendre le retour des femmes qui sont allées au cimetière en tenant des tiges d’anya [Costus afer] ; elles pleurent sur la tombe et s’adressent par trois fois au défunt : bra ma yeo, « viens avec nous, viens pour que nous allions ». Elles reviennent et les tiges d’anya sont mises dans le bagage

Femmes et hommes embarquent aussitôt. Le porteur ne s’assoit pas ; il reste debout dans la pirogue, de même que celui qui l’abrite. Le chef du lignage (afilié) emporte un petit récipient en poterie le tondonde qui n’est pas plus grand qu’un verre et qui contient du vin de palmier raphia.

A l’arrivée sur le lieu de Nyamwã, dont la localisation sera précisée plus loin, on nettoie la place à la machette et on coupe des branches de palmier pour construire sur quatre piquets un petit autel en forme de maison sur pilotis, élevé à environ quarante centimètres du sol.

Avant le repas commun, l’officiant jette des parcelles de nourriture dans toutes les directions. Il dit : « Vous tous qui vous en êtes allés, voici votre nourriture : emomohole, be arié aè », et il nomme les parents décédés, « donnant jusqu’à dix noms », tout en versant sur le sol du vin de palmier raphia à leur intention.

Une fois le repas pris, l’officiant se tourne vers l’autel et s’adresse au défunt : « c’est avec la pirogue que les Eotilé traversent la lagune, voici cette pirogue, prends-la et traverse la lagune ». La pirogue (« elle est petite, elle tient dans la main ») est placée dans la « maison » à côté du tondonde de vin de palme et d’un plat de terre contenant de l’atiéké et du poisson. Puis c’est le retour. Le fils reprend le paquet qui avait été déposé à terre. Dans la grande pirogue il reste debout ainsi que les musiciens et celui qui tient le parapluie. Les rameurs se surpassent en chantant les chants de guerre, les fokué.

A leur arrivée, tout le village est là, massé sur la rive pour les accueillir. A peine le porteur a-t-il mis le pied à terre, que l’ehume du défunt descend sur lui. En transes il court dans tous les sens, d’un bout à l’autre du village. L’homme au parapluie ne le suit pas. Les femmes pleurent le défunt. On frappe le tambour atumbolan [tambour parleur]. Puis le fils, toujours hors de lui, et toujours le bagage sur la tête, entre dans la cour des funérailles ; là une femme, parente lignagère du défunt, prend une certaine feuille, une feuille de somonian [non identifié] et la lui passe trois fois de suite devant la bouche en disant « be te i nwa ! : ouvre la bouche ! »; elle fait la même chose avec un peigne, en lui enjoignant de tout dire: « e djure mo oo wo kunu, kan ! ». Par la bouche du porteur, le défunt est censé révéler enfin les causes de sa mort.

Une fois le bagage descendu à terre, le porteur revient difficilement à lui. « Il en reste malade pendant une semaine, puis il s’en remet ».

On pratiquait le même rituel à l’intention de certaines femmes. La très regrettée Amah Kolia, une Boïné, rappelait que sa grand-mère et sa mère avaient été ainsi honorées. Avec les tiges d’anya, disait-elle, on a tiré « l’âme » de sa mère morte, et on l’a installée dans le bagage. Sa sœur qui portait celui-ci, l’a trouvé très lourd, et en a eu mal au cou.

En somme ce rituel est une variante de ce qui est couramment appelé « l’interrogation du cadavre », le bagage en question tenant la place de la civière sur laquelle est étendu le corps du défunt ou son simulacre.

Quand le mot de Nyamwã désigne le rituel qui vient d’être décrit, il est sans ambiguïté : il désigne la « conduite » de l’ehume jusqu’à ce qu’on pourrait appeler un « cimetière virtuel », sans tombe, où il disposera de la pirogue indispensable à tout Eotilé, homme ou femme, mort ou vif, et des vivres qui lui sont nécessaires.

En revanche quand Nyamwã désigne le lieu de célébration, sa localisation pose problème, parce qu’elle a changé au cours du temps.

Où est situé Nyamwã ?

Revenons aux trois périodes de l’histoire des Eotilé, en partant de la plus proche :

Au XXe siècle, alors que les Eotilé vivaient dans leurs villages actuels, le Nyamwã des Boakru était situé près d’Etuéboué à Asibo, et celui des Boïné près d’Eplemian, dans une forêt de sremma [Baphia nitida]. Etuéboué et Eplemlan sont les deux villages où se trouvent les chefs de ces lignages, gardiens des sièges ancestraux..
Au temps de Bianou, quand les Eotilé étaient concentrés à l’embouchure de la Bia, leurs différents Nyamwã se trouvaient dans cette zone, sur la rive nord de la lagune, et ils ont continué à être fréquentés pendant un certain temps après la fondation des villages actuels.

Mais qu’en était-il avant la conquête anyi, quand les Eotilé vivaient dans les îles du sud de la lagune, « à Monobaha » ? On remarque avec étonnement qu’une île toute proche d’Assoco-Monobaha, porte le nom de Nyamwã. Pour les traditionnistes cette île était le cimetière des notables et l’archéologue Jean Polet y a trouvé les restes d’une nécropole. Tout permet de penser que dans l’île se trouvait non seulement un cimetière, mais un lieu distinct de celui-ci, où se pratiquait le rituel qui vient d’être décrit, et auquel l’île a donné son nom.

La localisation des Nyamwã éotilé a donc varié au cours du temps, épousant les vicissitudes de l’histoire troublée des Eotilé, sans que jamais ceux-ci perdent la mémoire de leur ancien habitat. Les Nyamwã de fortune allaient dans l’imaginaire rejoindre le Nyamwã originel.

Aujourd’hui les offrandes de poisson ont disparu du paysage religieux éotilé, les sacrifices avec poulet et mouton sont devenus la règle générale. Faut-il voir dans cette évolution la prégnance du modèle anyi ? C’est probable.

Dans l’ébauche d’une histoire des pratiques cultuelles qui nous occupe, une conclusion s’impose : l’offrande de poisson aux ehume, la confection d’une pirogue et d’une maison sur pilotis en réduction, qui au milieu du XXe siècle encore faisaient l’originalité de ce rituel, renvoient à un lointain passé, antérieur à l’irruption anyi.

Claude-Hélène PERROT
Centre de recherches africaines
Université Paris 1

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