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Historique de l’institution de l’Eleb

Situé à quatre kilomètres de Dabou, Armébé est un village Adjoukrou du canton de Boubouri. Selon l’histoire, les Adjoukrou sont arrivés entre le dix-septième et le dix-huitième siècle à Armébé en provenance du pays Dida.

C’est au cours de cet exode que Akmétché Lock, soeur du chef de la communauté, offrit en sacrifice son fils quand il fallut traverser le fleuve « Go » situé entre Grand-Lahou et Fresco. D’oû la justification du système matrilinéaire en pays Adjoukrou.

En effet, le chef Akmétché Yro, en reconnaissance de l’acte de sa soeur décida que ses héritiers seraient les enfants de celle-ci, ses neveux.

Dès leur arrivée, les Adjoukrou se sont installés à Cosrou. Cependant, au cours d’une bataille qui opposa les Adjoukrou à leur voisin, le chef Akmétché Yro a été tué. Pour le venger, sa soeur Akmétché Lock s’allie aux autres villages pour combattre l’ennemi. Après la victoire, elle offre un boeuf à ses alliées. Du boeuf offert, les aînés d’Armébé ont exigé d’avoir certaines parties de l’animal notamment la hanche et la mandibule. Toutes choses qui vont fonder l’origine de la fête de l’ebeb qui signifie la prise du pouvoir. Ce pouvoir est géré pendant une période de huit ans non renouvelable par un ensemble de personnes liées par l’appartenance à une même classe d’âge. La première fête de l’ebeb aurait eu lieu au dix-neuvième siècle précisément en 1834. Dès son institution par le village de Armébé, les autres villages Adjoukrou voyant sa portée, vont l’emprunter et le fonder comme moyen de légitimation du pouvoir exécutif.

LE FONCTIONNEMENT INSTITUTIONNEL DE L’EBEB

L’accession à l’ebebu

La célébration de l’ebeb est le dernier niveau que tout individu en pays Adjoukrou doit franchir. De même qu’elle a été instituée par le village de Armébé et que Débrimou a été la première à la lui emprunter, de même c’est le village de Armébé qui ouvre la première la série des fêtes relatives à l’ebeb suivi du village de Débrimou.

L’expression ebeb signifie en Adjoukrou le village, la terre; c’est la fête. Eb, la racine, désigne la culture et la société. Et ebebu veut dire propriétaire de terre. La fête de l’ebeb consacre la prise du pouvoir. Elle investit comme détenteur du pouvoir exécutif et suprême pendant une période de huit ans non renouvelables, tous les individus membres d’une classe d’âge donnée. De façon générale, tous les postulants ont un âge qui varie entre soixante et soixante huit ans. Pendant les huit années que dure l’exercice de leur pouvoir politique, les ebebu ont pleine autorité sur toutes les décisions qui engagent le village: ils détiennent le pouvoir suprême.

Actuellement à Débrimou, les ebebu sont au nombre d’environ trois cent. Ce chiffre est en très nette progression, car dans les temps anciens, il y avait très peu d’ebebu du fait des calamités et des conditions de vie précaires. Ce qui poussait certains quartiers à s’attacher les services des ebebu venus des autres quartiers voisins.

La célébration de l’ebeb à Débrimou a lieu tous les huit ans au cours d’une année impaire située après la célébration du low de la sous-classe d’âge Kata. La fixation du jour exact est du seul ressort de la classe entrante. Mais par habitude elle est célébrée dans le mois de décembre.

Mais comment les ebebu sont-ils investis ?

Le rite et les étapes de l’investiture des ebebu

La fête de l’ebeb satisfait à trois étapes: l’étape de la consécration des ebebu, l’étape du défilé ou le yoro-oubaure, et l’étape de l’adisséhi des ebebu. Il y a de cela quarante ans, le rite comprenait les deux premières étapes.

La première étape: l’étape de la consécration des ebebu

Elle consiste pour les futurs ebebu à se réunir simultanément dans leurs quartiers respectifs sous l’arbre à palabre (êdjême) ((*)39). Sous l’exigence des ebebu sortants, les futurs ebebu remettent à chacun une bouteille de liqueur (ma-totuor) et une somme de cent francs CFA((*)40) . Ils achètent ainsi, pendant une période de huit ans la terre «eb» et le pouvoir suprême. Ces deux éléments symbolisent les frais du droit d’acquisition de la terre. Les ebebu, en s’acquittant de ces droits, traduisent ainsi l’intérêt et le prix qu’ils attachent au village qu’ils aspirent gouverner. Lors de ce rassemblement, les ebebu sortant, notamment ceux qui appartiennent aux sous-classes d’âge odjogba et kata, passent le flambeau en imposant du kaolin pétri sur le front de leur successeur et l’appliquent également sur le bras gauche. En effet, dans la tradition, il n..y a que les odjogba et les kata qui président la libation, qui ouvrent et clorent les réunions parce qu’elles constituent les sous-classes d’âge nobles.

Le front sur lequel est imposé le kaolin, est selon l’imaginaire populaire de ce peuple, le siège de toute la personnalité de l’être, il est la puissance, et l’endroit où l’on peut décrypter l’identité et l’intelligence de l’homme.

Ce premier acte marque l’ouverture des festivités de l’ebeb. Ainsi, les postulants dès lors appelés ebebu, s’habillent de grands pagnes blancs « osso-kogba » avec une chemise blanche, et se parent de bijoux argentés durant une semaine. En d’autres termes, cette première étape permet aux futurs ebebu de communier avec les habitants des quartiers dont ils sont issus, de recevoir leur approbation et de bénéficier de la bénédiction et du soutien de leurs prédécesseurs. A cet effet, ils font le tour du village, ils rendent visite aux familles et ils se promènent dans tout le village.

Le kaolin qui sert à matérialiser l’acte et qui est une argile blanche est symbole de pouvoir, de prospérité, de bonheur et de pureté. A travers le blanc, l’on chasse les esprits maléfiques, l’impur et l’on fait appel au Divin et au Bien. Les esprits maléfiques sont trompeurs et ils peuvent corrompre le fonctionnement normal de l’exercice du pouvoir. Autrement dit, les individus du troisième âge à qui l’on confie le pouvoir politique sont des exemples et l’exercice de leur pouvoir doit assurer le bien-être social à toute la communauté. C’est dans cette même optique que les futurs ebebu sont vêtus de blancs.

La deuxième étape: l’étape du défilé ou le yoro-oubaure

Au cours de cette étape, les ebebu quittent les vêtements blancs et les parures en argent pour se revêtir de grands pagnes kita, d’anneaux et de chaînes en or. Une façon d’exposer la richesse de la famille.

Ils font ensuite le tour des quartiers à la fois avec les ebebyow sous des chants et des danses. Le premier sens attribué à ce défilé, est une visite du domaine de compétence des ebebu, la reconnaissance des limites de son pouvoir qui ne peut s’exercer que dans son village. Autrement dit, ils se présentent à la communauté comme étant les nouveaux élus qui gouvernent pour sa gloire.

La troisième étape: ou l’étape de l’adisséhi des ebebu

Elle constitue l’apothéose du sacre des ebebu. A ce stade, tous les nouveaux ebebu de tous les quatre quartiers de Débrimou se réunissent sur la place publique centrale, sous l’arbre à palabre (êdjême)((*)41). Là, l’un d’entre eux le milow((*)42) de la sous-classe d’âge des odjogba, c’est-à-dire le chef de tous les membres de la classe d’âge, reçoit de façon symbolique du milow des ebebu sortant, une canne (kpaman), un chasse-mouche (saye), il lui met un chapeau (toufê) après l’avoir coiffé, et il l’habille d’un grand pagne (osso-kogba). Aussitôt, le milow sonne pour proclamer son élection qui est suivie d’un discours magistral.

La canne signifie le bâton de commandement, le bâton du berger qui doit orienter et rassembler tous les membres de la communauté villageoise. Elle est symbole de stabilité, une source de motivation quand la faiblesse physique et l’indécision s’installent. En effet, elle est un appui sûr pour la marche. La canne dans la main de l’ebebu renvoie au berger qui oriente son troupeau sur les voies salutaires. C’est la canne de commandement et de discipline. C’est d’ailleurs le cas dans la religion catholique où lors de l’intronisation de l’évêque à la tête d’un diocèse, il reçoit une mître sur la tête et une crosse à la main. Contrairement aux Adjoukrou du village de Armébé, chez les Adjoukrou de Débrimou, la canne n’a pas un pouvoir mystique, elle n’est pas un pouvoir de malédiction, mais elle rappelle aux ebebu qu’ils sont les seuls tenants du pouvoir; et comme tel, ils leur revient en cas de divergence de points de vue de nature à rompre le consensus social, d’imposer avec fermeté la décision.

Ce qui suppose un sens de la sagesse et du devoir dont le chasse-mouche est le signe.

Le chapeau sur la tête rappelle le oint, le chef de la communauté.

Le port de nouveaux vêtements signifie la rupture avec l’homme ancien, avec le commun des mortels; c’est accepter par là d’être un mis à part pour faire sienne la bienséance qui caractérise les chefs et les grands hommes. Pendant une semaine supplémentaire, les ebebu qui le désirent, peuvent encore faire le tour du village, avec des ornements riches.

Il convient de relever ici que la célébration de l’ebeb entraîne une mutation sociale génération. En effet, ce jour là, toutes les classes d’âge changent de position et même de rôle. Ce qui confère un caractère majeur à la célébration de l’ebeb qui lui-même renforce les prestiges sociaux des ebebu.

LES PRESTIGES SOCIAUX LIES A LA DIGNITE D’EBEBU

Dans le système socio-politique Adjoukrou, le statut d’ebebu réserve des privilèges aux personnes du troisième âge. Le signe extérieur de ce prestige, c’est d’abord la distinction quotidienne des ebebu du commun des hommes. Ils ont ensuite le droit, eux et leurs prédécesseurs, de porter des chapeaux même lors des séances publiques. Ils ne descendent pas leur pagne de l’épaule. Les non ebebu sont tenus de garder la tête naturelle et de ramener le pagne qu’ils portent au niveau de la ceinture.

Toutes les séances de prise de décision, toutes les rencontres dans le village sont présidées absolument par les ebebu; ce sont eux qui ouvrent solennellement les séances et les clorent. Ils ne sont pas soumis à des cotisations, et ne vont pas en guerre. Dans certains villages, ils sont exemptés de travaux champêtres. A Débrimou par compte, parallèlement à l’exercice du pouvoir, les ebebu peuvent exercer des activités économiques. Cette particularité est due à la pratique de l’école conventionnelle et à l’exode rural des jeunes.

Or, en Côte d’Ivoire, la pension des retraités affiliés à la CGRAE (La Caisse Générale de Retraite des Agents de l’Etat) est soumise à l’impôt.

Tous les ebebu jouissent pendant l’exercice de leur pouvoir d’une immunité. Ce qui implique que quelle que soit la faute commise de façon collective ou individuelle, il n’y a pas de sanction et d’abrègement du pouvoir.

Au plan économique, la communauté s’organise pour subvenir aux besoins des ebebu. C’est ainsi qu’à Débrimou, il y a une plantation d’hévéa dont les bénéfices de la vente sont répartis entre les ebebu et leurs prédécesseurs.

Sous l’arbre à palabre, l’annonce de l’arrivée d’un ebebu commande de facto au non ebebu, c’est-à-dire aux individus ayant célébré le low ou l’angbandji de garder le silence jusqu’à ce que l’ebebu prenne place et les autorise à poursuivre leur communication.

Dans la société traditionnelle Adjoukrou, lorsque le chasseur venait à abattre un animal, il offrait sans contrainte aucune le thorax (poitrine) de l’animal à un ebebu. Par ce geste, le donateur demandait implicitement des prières de bénédiction pour des récoltes abondantes et pour une vie harmonieuse.

En outre, la distribution des dons au sein de la communauté obéit à deux règles. La première concerne les dons en espèce (argent). Lorsque ce type de don est fait, la distribution se fait de façon égale à commencer par les milacme jusqu’aux ebebu. La deuxième concerne les dons en nature. Lorsqu’un don en nature (un animal) est fait, la distribution est soumise au droit d’aînesse. Ainsi, les ebebu reçoivent-ils moins que leurs prédécesseurs.

Lors des assemblées, les ebebu et leurs prédécesseurs ont des places spéciales qui leur sont réservées et ils reçoivent des non ebebu des salutations, chapeaux ôtés.

La dignité de l’ebebu lui confère de garder à l’épaule l’autre bout du pagne qui le recouvre lorsqu’il doit intervenir en public. Or, obligation est faite aux non ebebu d’ôter du dessus de l’épaule le bout du pagne qui les recouvre et de ramener le pagne autours des reins.

A la mort d’un ebebu, en plus des privilèges réservés aux funérailles de l’angbandji, les fils du quartier de l’ebebu défunt font le tour du village le jour de son enterrement. Et l’on exécute une danse guerrière appelée yaye. Le septième jour après son enterrement, l’on danse dans la cour du défunt l’êtêkprê. Les ebebu defunts ont droit à l’hommage du tambour parleur « attigbani ». Ces honneurs rendus à la mémoire des ebebu défunts rappellent dans la société moderne les honneurs rendus aux grands hommes d’Etat disparus. Aussi, faut-il ajouter que les ebebu à la retraite bénéficient à leurs funérailles de la danse du fusil appelé agbo-êdje.

Les ebebu, dans la gestion des affaires du village ont directement sous leurs ordres et leurs services les générations plus jeunes.

LES AUXILIAIRES DES EBEBU

Nous distinguons trois classes d’âge qui aident directement les ebebu dans l’exercice de leur fonction. Ce sont: les miridi-ekun, les observateurs et les mabêssê.

Par exemple, la génération qui suit immédiatement la génération des ebebu au pouvoir et qui est appelée spécifiquement «miridi-ekun», détient le pouvoir de la parole lors des assemblées. C’est à cette génération qu’il revient d’ouvrir les séances de réunion, de diriger les tables de séance, d’assurer le rôle de modérateur sous la présidence évidemment des ebebu. Ce sont eux qui passent la parole aux ebebu; ils ont aussi la possibilité de faire des propositions aux ebebu. Les miridi-ekun ont pour équivalent dans la société moderne, les secrétaires. Ils préparent de la sorte leur accession prochaine à la dignité d’ebebu. En effet, les miridi-ekun sont de la classe d’âge qui succède aux ebebu après les huit années de pouvoir. Ce sont des dauphins.

Après les miridi-ekun, nous avons une classe d’âge qui les suit. Cette classe d’âge en raison de son statut n’a pas un nom qui lui confère une identité. Ou du moins son identité est d’être sans appellation. Cela tient du fait qu’elle a un rôle de neutralité, un statut strict d’observateur. Elle observe tout ce qui se déroule dans la société, et tout ce qui se passe lors des séances publiques. Ils sont en apprentissage car après huit ans passés dans cette fonction d’observateur, les membres de la génération deviennent des miridi-ekun.

l’investiture de la classe d’âge des ouvriers. Le milow de la classe d’âge des sêtê brandit la machette; il a sur son épaule la flèche. Désormais, elle doit travailler pour le développement du village: c’est la classe d’âge militaire et ouvrière.

Après les observateurs, viennent les mabêssê, appellation qui signifie: les « hommes de machette ».

Les mabêssê sont les soldats du village, ils ont une fonction militaire. Ils travaillent sous la direction des miridi-ekun. A leur tour, ils ont sous leur domination et leurs ordres toutes les autres générations qui viennent après. Par souci de compréhension nous faisons une illustration à travers le schéma suivant:
Ebebu
M’Borman
Miridi-ekum
Nigbessi
M’Bédié

Classes d’âge sous la dépendance des mabêssê

Abrhman
Bodjl
Observateurs
Sêtê
N’Djurman
Mabêssê

Avec cette représentation graphique, nous constatons qu’à l’heure actuelle, les ebebu sont les individus issus de la génération M’Borman, les miridi-ekun sont les individus appartenant à la génération des Nigbessi, les « Neutres » ou les observateurs sont les individus appartenant à la génération Bodjl, les mabêssê sont les individus issus de la génération Sêtê. Les mabêssê ont la charge traditionnelle de promouvoir le développement du village. Symboliquement, l’on leur remet la machette en leur donnant pour mission de subvenir aux besoins matériels aussi bien des ebebu en fonction que des ebebu à la retraite. Après huit années de gestion politique, les ebebu à la retraite sont toujours intégrés dans le système social et ils participent toujours à la cohésion sociale. Ce qui leur donne de conserver certaines prérogatives sauf le pouvoir exécutif.

LES DISTINCTIONS POST-EBEBU

Après huit ans d’exercice de pouvoir, les ebebu sortis (les ebebu à la retraite) accèdent tous les huit ans à d’autres classifications ou dignités honorifiques. Ces différentes distinctions sont aux nombres de quatre.

La distinction des lêlêssel

La première distinction est celle des lêlêssel qui signifie « les hommes de papier » ou encore les « patriarches ». Les individus de cette classe ont au moment de leur promotion un âge qui varie entre 68 ans et 76 ans. Ils quittent cette distinction à un âge compris entre 76 ans et 84 ans. Leur titre de lêlêssel fait allusion à leur capital culturel. Ils sont des personnes ressources que consultent régulièrement les ebebu avant les prises de décision si besoin est. Ces consultations obéissent au souci que les décisions prises par les ebebu sont en conformité avec les normes et les valeurs qui président au fonctionnement normal de la société. Après la catégorie des lêlêssel, vient celle des lakpiky.

La distinction des lakpiky

La deuxième distinction est celle des lakpiky qui signifie « pilier de la clôture ». L’âge des individus à l’entrée de cette classe varie entre 76 ans et 84 ans. Ils quittent la distinction à un âge compris entre 84 ans et 92 ans. Du point de vue accumulation de connaissance, ils sont au-dessus des lêlêssel. C’est la raison pour laquelle en cas de blocage ou de limite, les lêlêssel les consultent pour recueillir leur avis avant de faire des propositions aux ebebu. Dans le respect de la hiérarchie de la connaissance qui est liée à l’âge de l’individu, jamais les ebebu n’outrepassent les lêlêssel pour s’adresser aux autres classes supérieures.

La classe des lakpiky comme le nom l’indique, est celle qui assure la stabilité de l’édifice social en terme de restitution des normes, des valeurs et de l’enseignement du patrimoine culturel. Les lakpiky à leur tour ont pour aînés les nênici.

La distinction des nênici

La troisième classe est celle des nênici qui veut dire la molaire. De façon générale, les individus de cette classe ont un âge qui se situe à l’entrée entre 84 ans et 92 ans. Ils quittent cette distinction à un âge compris entre 92 ans et 100 ans. En cas de difficulté dans les prises de décision, les lakpiky à leur tour consultent les nênici. Leur appellation qui signifie la molaire, est symptomatique du rôle central qu’ils jouent dans la société en dépit du poids de l’âge. Les molaires sont en effet, les dents qui à la différence des canines et des incisives, sont très résistantes, grosses, qui se situent dans le fond et déploie leur force. En effet, ce sont les molaires qui comme une machine, broient les aliments et les mâchent soigneusement dans le but de faciliter la digestion et de nourrir l’organisme humain. Le plus souvent, quand l’homme est édenté, il peut avoir encore quelques molaires pour mâcher les aliments.

La distinction des milacme

Après les nênici, nous avons la dernière classe, celle des milacme qui a pour signification: la cendre. Les individus de cette classe ont un âge qui varie à l’entrée entre 92 ans et 100 ans.
Ils sont à leur tour sollicités à titre consultatif par les nênici.
La cendre est le résidu de toute combustion. Cette classe se présente comme la classe des individus qui ont pu subsister, qui ont pu traverser toutes les étapes et toutes les épreuves de la vie. Ce sont eux qui restent de la société.
La cendre, loin de traduire une insignifiance, traduit un exploit, un modèle de vie et de longévité dont les autres membres de la société doivent pouvoir s’inspirer.

Les quatre distinctions post-ebebu que nous venons de décrire, apparaissent comme des organes consultatifs dont les ebebu sont l’exécutif. Elles indiquent que quelque soit l’âge l’individu est utile à la société.

L’ordre des consultations se fait des ebebu aux lêlêssel, des lêlêssel aux lakpiky, des lakpiky aux nênici, et des nênici aux milacme et jamais en sens contraire. Voilà un prototype de société qui instaure une culture du vieillissement loin des approches pathologiques de la vieillesse.

Aussi, cette description montre l’utilité de la personne âgée et son intégration en pays Adjoukrou. Dans certaines sociétés lorsque la personne âgée au pouvoir manifeste des signes physiques de faiblesse, elle est mise à mort. C’est le cas chez les Shilluk du Soudan((*)43), où le roi est mis à mort dès les premiers signes de dégradation physique.

Age à l’entrée
Age à la sortie
Milacme
Nênici
Lakpiky
Lêlêssel

Ebebu
60 ans à 68 ans
68 ans à 76 ans
68 ans à 76 ans
76 ans à 84 ans
76 ans à 84 ans
84 ans à 92 ans
84 ans à 92 ans
92 ans à 100 ans
92 ans à 100 ans
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LA PERCEPTION DE LA VIE ET DE LA LONGEVITE CHEZ LES ADJOUKROU

La vision Adjoukrou de la longévité est fondamentalement théologique non sans exclure les facteurs socioculturels et environnementaux.

Pour l’Adjoukrou, de même que l’auteur de la vie-naissance est Dieu en tant que Origine Première des choses, de même seul Dieu « Nyam » décide de la durée de vie de l’individu. C’est pourquoi les actes de bienfaisance sont récompensés par une bénédiction stipulant la longévité: « Ké niagne ongue sel pkap », – que Dieu t’accorde une longue vie.

Cependant, certains comportements dans la société peuvent soit favoriser un allongement de la vie, soit réduire la durée de vie de l’être. Comme éléments à mettre au compte des facteurs favorisant, nous avons le respect des prescriptions divines qui sous-entend le respect des lois de la nature, l’observance des normes et des valeurs dont les personnes âgées en sont les garants. Respecter la nature est très utile pour l’homme, car les Adjoukrou comme la plupart des sociétés africaines, pensent que dans l’univers, chaque élément de la nature (la terre, l’eau, le vent, l’arbre…) est animé par des génies qui ont le pouvoir, dans leur courroux d’infliger le malheur au déviant. C’est s’attirer le malheur que de ne pas observer le jour de repos des génies, tout comme de manquer de tenir ses promesses envers les dieux ou les génies. Dans ces cas, les forces surnaturelles retirent à l’individu leur protection et leur bienveillance. Ainsi, devient-il la cible des sorciers « ag’nu » et les projets de vie connaissent des controverses.

Avoir de l’égard pour les personnes âgées, c’est témoigner du prix pour les ancêtres et avoir un intermédiaire entre l’individu et les divinités. En effet, les offices religieux telles que les libations sont présidés par les ebebu, et les doyens d’âge. C’est d’ailleurs ce qui justifiait le fait que dans la société traditionnelle Adjoukrou, les chasseurs offraient aux ebebu le thorax du gibier et que les cultivateurs leur offraient les prémices de leur récolte. Ces actes de générosité leur valaient en retour des prières de bénédiction et de prospérité. Plus encore, le comportement de l’homme obéissant amenait les vieilles personnes à lui enseigner les secrets de vie qui consistaient dans une large part à se défendre contre l’adversité. De ce qui précède, nous décelons que vivre longtemps ou vouloir vivre longtemps commande un respect des lois de l’univers qu’on peut résumer dans cette trilogie non exclusive:

– respecter Dieu (Nyam)
– respecter la nature (les génies)
– fréquenter les vieux.

C’est dans la fréquentation des personnes âgées que l’on rentre dans l’intimité de Dieu et obtient la connaissance de la nature.

A côté des facteurs favorisant, nous avons aussi les facteurs défavorisant qu’il nous convient d’appeler les nuisances sociales.

Il s’agit des actes et des comportements déviants qui rompent l’équilibre entre l’individu et sa famille ou sa communauté, entre l’individu et les divinités ou les forces surnaturelles. Les conduites déviantes et les actes répréhensifs sont des fissures qu’exploitent les forces maléfiques et les sorciers, pour jeter des sorts à leurs ennemis.

Selon les données, recueillies sur le terrain, l’un des actes déviants les plus réprimés est le vol. voler dans la société Adjoukrou, c’est risquer sa vie et jeter l’infamie sur toute sa famille. Parfois, les victimes à travers des incantations recommandent l’inconnu voleur à la mort et à la malédiction extrême. Généralement, l’on pense que ce sont de ces actes déviants que découlent les maladies graves qui font appel à l’intervention des dévins-guérisseurs.

Tout ceci concourt à déterminer la longévité par des facteurs socioculturels qui ont une dimension horizontale et une dimension verticale. La dimension horizontale réside dans les rapports entre l’individu et la société. Et la dimension verticale met en relief les rapports entre l’individu et Dieu (Nyam) d’une part et entre l’individu et la nature d’autre part.

Ces deux facteurs induisent inéluctablement deux typologies de vieillissement. Le vieillissement réussi et le vieillissement pathologique.

Le vieillissement réussi qui signifie exclusivement l’absence d’un état pénible de vieillesse notamment les maladies séniles graves, est accordée aux individus qui ont montré de l’intérêt pour les normes et les valeurs de la société. Et l’Adjoukrou manifeste sa reconnaissance envers Dieu à l’occasion de la célébration de l’ebeb, fête dont les bases ont été posées depuis plus de quarante ans. A cet effet, tenant compte des contextes modernes et traditionnels, les ebebu participent aux cultes d’action de grâce dans leur Eglise respective, tout en participant aussi à des cérémonies de libation.

En revanche, le vieillissement pathologique entremêlé de souffrance et de maladies dégénératives, est une sanction contre les individus asociaux.

LES ASPECTS INTEGRATIFS DE L’EBEB

Contrairement aux Sociétés Occidentales qui internent les personnes âgées dans les asiles et les hospices, la société Adjoukrou, à travers l’ebeb couvre de laurier les vieilles personnes. Et la première palme qu’elle offre aux personnes âgées, est la plus haute et honorifique fonction de gouvernant (ebebu). De même tous les attributs du pouvoir: le kaolin, la canne, le chasse-mouche et le chapeau, tendent à un culte de la personne âgée puisqu’ils se réfèrent au champ sémantique religieux.

Au plan horizontal, l’ebebu est le premier des Adjoukrou et au plan vertical le prolongement des ancêtres, en ce sens qu’il détient le patrimoine culturel de la société. Que ce soit au sein de sa famille, au sein de son quartier et au sein du village, ses actes et ses avis sont déterminants. Les prestiges que requiert son statut lui sont reconnus dans les autres villages Adjoukrou. Toutes choses qui motivent l’homme Adjoukrou non seulement à vouloir atteindre l’âge d’accession à l’ebebu, mais aussi à accéder aux autres strates post-ebebu((*)44). Et cette recherche de la longévité va passer nécessairement par l’observance des normes et des valeurs qui elles-mêmes s’acquièrent lors de l’initiation (low).

Ainsi donc, par l’ebeb, l’on célèbre la prise du pouvoir, mais la prise du pouvoir par des vieilles personnes. Au cours de la cérémonie d’investiture, un accent est aussi mis sur l’âge des célébrants, preuve que tout est mis en oeuvre pour magnifier l’âge avancé eu égard aux épreuves de la vie. Il ressort de l’enquête que pour l’Adjoukrou, la longévité, « sel pkap » est un don de Dieu « Nyame ».

Le soutien de la communauté aux ebebu. Les ebebu et les ebebyow accompagnés par leurs familles et leurs amis sous des ovations et des chants se dirigent vers la place publique «êdjême».

Mais ce don est une récompense qui sanctionne le respectueux de l’éthos. C’est pourquoi, le milow des M’Bédié lors de la cérémonie d’investiture des M’Borman à Yassap dit en se rendant sur la place publique que s’il n’y a pas de calamité, seul Dieu peut accorder à l’individu la grâce d’atteindre l’âge de l’ebebu.

La mendicité rituelle. les ebebu assis, les assiettes devant eux reçoivent des dons en espèce provenant des amis, des connaissances et de la famille. Cet acte est loin de la mendicité. En effet, tous ces ebebu ont célébrés leur angbandji. C’est-à-dire qu’ils appartiennent à la catégorie des Hommes Riches.

Les ebebu, à travers la mendicité rituelle « sisme akpe » matérialisée par les assiettes servant à recueillir les dons, évaluent leur côte de popularité et jugent l’estime qu’ils ont auprès de la communauté.

Toutes choses qui témoignent de l’intégration de la personne âgée et qui se présentent comme un stimulant de la quête de longévité. En effet, comme certaines études et certains faits l’ont montré, l’isolement social de l’individu est dans certains cas une cause de mortalité. Car, il se pose à l’individu le problème de son utilité, sans oublier que un individu exclu peut être envahi d’angoisse. C’est d’ailleurs les conclusions auxquelles parviennent les travaux de Emile Durkheim((*)45) sur le taux de suicide dans la France de son temps. Il déduit que le taux de suicide « varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu.». Quand la société se désintègre, l’individu se sent plus isolé et davantage porté au suicide égoïste. Quand au suicide altruiste, fondé sur une individuation insuffisante, il se produit dans les moments de rupture entre l’individu et le groupe auquel il s’identifie. Il se produit aussi dans les cas d’identification totale de l’individu à un groupe qui idéalise la mort volontaire. Le suicide anomique enfin se produit lorsqu’il y a une rupture de l’équilibre social. « Toutes les fois que de graves réarrangements se produisent dans le corps social, qu’ils soient dus à un soudain mouvement de croissance ou à un cataclysme inattendus, l’homme se tue plus facilement.». Autrement dit, mettre les vieilles personnes en marge de la société sous le prétexte qu’elles sont vulnérables, serait précipiter leur mort. En revanche, les considérer comme des acteurs sociaux indispensables au développement social, sera une force vitale vectrice de santé.

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